Extrait des débats des 8èmes Rencontres du Cinéma Indépendant


DÉBAT ANIMÉ PAR PIERRE LAUDIJOIS

 

Pierre Laudijois : - Pour prolonger un peu ce que je disais tout à l'heure, s'il y a un démontage de certains mécanismes dans le film de Christophe, il y a un peu la même chose dans «J'AVAIS DIX AMIS», de François Rosolato, mais évidemment, c'est fait autrement, au moyen d'une approche documentaire.

François Rosolato : - Je parle dans ce film d'un entourage social que j'ai traversé au fil des ans. J'ai voulu chercher à savoir si ces gens étaient honnêtes vis-à-vis de leur propre mode de vie. Le personnage de Ségolène, par exemple, on peut en parler bien qu'elle ne soit pas là. Visiblement, on n'a pas l'impression que c'est quelqu'un qui remette en question grand-chose dans ses choix de vie. Et les choix de vie, c'est quand même des choix politiques. On peut imaginer des personnages plus nuancés que Ségolène, car paradoxalement, ce sont essentiellement des extrêmes que l'on voit dans ce film, il y a même deux personnages qui sont extrémistes. S'il y a quelque chose de politique, c'est de faire un film. Je pense que l'on ne peut pas évacuer de la réalité de la société des choses qui existent. Alors effectivement, on a peut-être envie de dire qu'on est tous sympas, on est tous jeunes, on est tous engagés politiquement, l'homosexualité, tout le monde peut la vivre... un peu ce que veut la télévision. Or, il se trouve que, contrairement à l'idée qu'on pourrait en avoir, quelqu'un qui aurait des responsabilités dans la société n'a pas du tout la possibilité de passer à la télé, et de dire ça. Tout le système de la télé fonctionne sur l'exhibitionnisme ou sur un casting de personnages.

Christophe D'Hallivillée : - Il y a deux choses. D'abord le côté ethnologique : quand on approche les gens, on les regarde pour ce qu'ils sont. Quand on touche au social ou au politique… Dans ton film, on voit des gens très «FIGARO MAGAZINE»…

François Rosolato : - Pas tous !

Christophe D'Hallivillée : - ...en tout cas, ceux qui font discussion. Peut-on avoir cette objectivité là ? Si on fait un portrait, je ne sais pas, on peut prendre un monstre quelconque, on ne s'engage pas moralement par la caméra en le filmant. Est-ce qu'on peut avoir une certaine objectivité par rapport à ses engagements et à une liberté de soi ? La seconde question est une question de fond : ce conformisme social qui semble t'étonner chez eux, est-ce que tu ne le reproduis pas par le biais de ton cinéma ? Est-ce que tu ne les filmes pas dans une certaine conformité sociale avec le milieu que tu connais bien et dans lequel tu as vécu ? Je veux dire que peut-être dans ce domaine, il n'y a pas l'étincelle qui se crée.

François Rosolato : - Qu'est-ce que tu veux dire par filmer en conformité sociale ?

Christophe D'Hallivillée : - C'est ce que je ressens par rapport au film. Je veux dire en sympathie, en amitié, en complicité avec eux, pas nécessairement sur l'apartheid, c'est un détail, ce n'est pas très grave. Je sens une sympathie, une vieille complicité, et toi tu parles de conformité, mais cette conformité tu aurais peut-être pu la rompre. Ça ne veut pas dire être entièrement et stupidement hostile, mais ça veut dire adopter un point de vue qui t'écarte un peu plus de cette conformité sociale.

François Rosolato : - En gros, ce qui t'aurait intéressé, c'est un spectacle dans lequel il y aurait une prise de position très nette...

Christophe D'Hallivillée : - Si quelqu'un d'autre que toi avait eu à filmer ce milieu, il l'aurait sans doute fait d'une autre manière, assurément.

François Boutonnet : - Une remarque sur l'absence de point de vue : je n'y crois pas du tout…

François Rosolato : - Et encore, Christophe ne parle pas d'absence de point de vue, parce que ce qui le gêne, c'est qu'il ressent trop d'amitié. C'est une forme épurée au maximum, ils sont dans le cadre, je suis derrière la caméra, donc j'incarne vaguement le regard caméra. Christophe sent qu'il y a encore trop d'amitié, de mise en valeur.

Christophe D'Hallivillée : - Je ne dis pas trop. Pour moi, ce n'est pas trop puisque c'est ton film, ta vision.

François Boutonnet : - Je voulais juste dire qu'il me paraît impossible de ne pas avoir de point de vue dans un film, même selon la vision la plus objective possible. On se met derrière la caméra, il n'y a pas de neutralité possible. Que l'on ait voulu avoir un point de vue ou non, il y en a un de fait, même s'il n'est ni explicite ni volontaire. (…)
Je n'attendais pas forcément un drame, ni une dénonciation manichéiste des uns et des autres, c'est bien que tout le monde ait pu s'exprimer. Mais évidemment, n'importe qui d'autre ayant fait le film n'aurait pas eu le même point de vue. Donc ce qui me paraît dommage, c'est d'avoir voulu évacuer, d'une façon volontaire, une certaine perspective. Tu ne te mets pas en perspective par rapport à eux. Tu ne vas pas très loin : toi par rapport à eux, qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que ça engendre ? Il y a ce recul, quelques années après, sans renier quoi que ce soit, mais tu ne parles pas assez de toi par rapport à eux.

François Rosolato : - Je pense que je parle de moi à travers ces personnages. Tous ces personnages sont peut-être des «moi» potentiels, ce n'est pas un film très narcissique.

François Boutonnet : - Non pas qu'il eut dû être narcissique, mais que l'on sente un enjeu.

François Rosolato : - C'est un peu construit comme un essai. Il y a un structure par rapport à la naissance de l'enfant d'Amaury. C'est un constat de toutes les choses qui lui tombent dessus, et vont déterminer un prénom, un nom, tous ces paramètres. J'ai essayé de présenter tous ces éléments qui déterminent les gens, qui les amènent, à 30 ans, sur une espèce de ligne droite. On peut imaginer que le train déraille, mais en dehors de ça il n'y a pas du tout d'aiguillage.

Magali Schiff : - Je pense qu'un court métrage aurait suffi pour voir des gens qui se regardent, s'écoutent. Il manque quelque chose qui justifierait le choix du long métrage.

Pierre Laudijois : - Je voudrais répondre à Magali. Je pense que ce film devait absolument être long. Il aurait même peut-être fallu qu'il soit plus long, car je pense qu'avec le même sujet traité plus court, on n'aurait pas le temps de faire connaissance avec les personnages. Il faut une acclimatation, il faut vivre un certain temps avec ces personnages, pour arriver à se situer par rapport à eux, arriver a situer le cinéaste... Donc je prétends qu'il aurait pu être plus long. Et puis une chose aussi: le film n'est pas répétitif. Il y a une évolution, il y a une structure dans le film. Ce n'est pas dit explicitement, c'est en filigrane, mais il y a plusieurs thèmes qui sont abordés petit à petit, et le film avance. Je n'ai pas l'impression que le film piétine. D'autre part, tu as dit aussi que le film a été fait sur trois ans, effectivement un travail de trois ans ne peut pas se résumer en cinq minutes. Par contre, je compléterai mes remarques par une critique. Vous parlez des trois ans nécessaires à la fabrication de ce film ; or, effectivement si on revient au film de Rémi Lange, autant dans son film on sentait l'écoulement du temps entre un début et la fin d'une aventure, là, je n'ai pas l'impression qu'on sente tellement l'écoulement du temps. Alors, c'est peut-être en accord avec le film : finalement, on a l'impression que ces personnages sont gelés dans une espèce d' absence de devenir. Ils étaient comme ça de toute éternité, ils seront comme ça de toute éternité.

François Rosolato : - Je me suis dit : «Il y a des mentalités qui se reproduisent». Le film essaie d'expliquer, de donner des impressions, et il témoigne aussi que ça existe encore. Je pense que c'est presque sidérant. J'imaginais qu'entre mes vingt ans, quand j'étais étudiant, et mes trente ans, je verrais des gens qui auraient évolué. Or, le constat qui m'est personnel, c'est qu'ils n'ont pas changé. Comment est-ce que ça pourrait changer ? Peut-être que le travail serait de voir comment ça change.

Éric Moreau : - Ton film, je l'adore. Mais si j'avais fait «J'AVAIS DIX AMIS», il y aurait certains de tes amis que j'aurais pris, d'autres que je n'aurais pas pris. J'aurais pris Jean-Claude parce que c'est un de mes meilleurs amis, pas parce qu'il est handicapé, pas parce que c'est un type génial, mais parce qu'il m'a donné dix ans d'amitié. Il y a un petit manque : ce qui serait bien, c'est que toute notre génération soit présente dans le film, et malheureusement, les exclus ne peuvent pas s'y retrouver. Même si je ne suis pas un exclu, je choisis de ne plus être comme avant, et il est certain que si j'étais à ta place ce soir, il y aurait une ou deux personnes en marge ; voire même un mec en taule, un mec «grave», «très grave». Ça permettrait peut-être de montrer un échantillon plus réaliste, plus large.

Intervenant : - Tu n'as pas tout dit sur Amaury, Ségolène...

François Rosolato : - Ce n'est pas un film de haine. Ségolène n'était quand même pas très contente. Je revendique un certain amour des personnages, même si ce sont des individus pour certains - et pour moi aussi -, politiquement tout à fait monstrueux. Peut-être est-ce le sujet du film qui ne comporte pas beaucoup de surprises. Si on parle sur le déterminisme, il ne va pas y avoir de grande découverte du genre «voilà on a trouvé, on est déterminé»; ou alors «non, on n'est pas déterminé». Le film aurait pu être très différent dans la mesure où, au départ, mon ambition était d'avoir les moyens de tourner en 16 mm., un film dans lequel on verrait la vie quotidienne des amis. Tourner ça en film, il fallait des heures et des heures, des sous, une production, si j'ose dire, «normale». Il se trouve que j'ai eu des contacts avec les chaînes de télévision et que l'une d'entre elles semblait très intéressée, mais, manque de pot, ce qui l'intéressait, ce n'était vraiment pas le film. Il n'y avait pas de possibilité de faire le film et de les contenter. Au bout de quelques temps, il y a eu quand même de l'argent de la DRAC et bizarrement, une aide à l'écriture du CNC. Sur trois ans, il y a eu la naissance du fils d'Amaury... Enfin, dès que quelque chose se passait, si Anne et moi étions disponibles, nous essayions de filmer. Mon ambition au départ était de faire un film rien qu'en voyant vivre les gens. Cette espèce de réflexion sur le déterminisme se serait organisée, structurée avec des scènes. Personnellement, ce qui me contente le plus dans ce film, c'est par exemple quand Jean-Claude rencontre une femme rue Mouffetard qui lui dit: «Oh ! vous êtes Michel Petrucciani ! » - «Pourquoi ? » - «Parce que lui, au moins, je le vois à la télé..»-. Ce sont des moments de réalité. C'est un film qui était construit comme ça. Or il se trouve que, d'une part pour des raisons de production, d'autre part pour des questions de durée, je ne voyais pas comment il était conciliable d'exprimer des choses sur le déterminisme sans aborder directement le fait d'en parler avec les personnages, parce qu'au départ, dans toutes les scènes que l'on voit, je ne parlais pas avec eux. Il reste comme un fantasme de caméra cachée qui n'intervient pas.

Éric Moreau : - Où tu as hyper-bien assuré, c'est dans les séquences où tu as montré la passion des gens. Géraldine qui fait de la danse classique, Jean-Claude qui fait du théâtre, Amaury et Ségolène qui font de la voile… Tu as montré que les gens n'avaient pas seulement leur famille, leur boulot, le train-train.

François Rosolato : - Ce film s'appelle «J'AVAIS DIX AMIS». Une des idées du film était de mettre cette histoire d'amitié en question. Pendant le tournage, il y a eu des hauts et des bas. Des moments où nous n'avions plus envie de nous voir. En ce qui concerne Amaury, j'étais en classe avec lui lorsque nous avions douze ou treize ans, et je ne l'avais jamais revu jusqu'à ce qu'il m'invite à son mariage avec Ségolène, il y a quelques années, à mon plus grand étonnement. Il n'y avait que des nobles invités, je me demandais ce que je faisais là. Pourquoi cette envie, ce besoin de m'inviter ? Quant à Daniel, c'est une rencontre plutôt récente, deux ou trois ans avant le tournage. Quand les dix personnages ont été définis, tantôt je les filmais dans leur cadre de vie, tantôt je les interviewais face à la caméra. Ce que j'espérais le plus, c'était que l'on arrive à dépasser un stade, ce qui arrive un peu à la fin, où ils me renvoient la balle. Il n'y a que Daniel avec lequel on arrive à une certaine complicité, et qui parvient à retourner la question.

Pip Chodorov : - Il y a quand même un parti pris. Sachant que votre père est psychiatre, ce travail de montage, de montrer des gens et d'agir envers eux comme un miroir, ça prouve un parti pris très présent.

François Rosolato : - Je pense que c'est effectivement très transparent. Il n'y pas d'effets de caméra qui rende apparente une mise en scène. La mise en scène est dans le fait de choisir de filmer un personnage qui regarde la caméra. En l'occurrence, si on s'intéresse à la question, c'est quasiment impossible d'obtenir un regard caméra. Déjà la personne filmée regarde à gauche du cadre, ça joue énormément, surtout parce que dans la réalité, les gens ne regardent pas forcément celui à qui ils parlent. Dans le cas d'Éric, ça me frappe beaucoup chaque fois que je vois le film, car c'est quelqu'un qui regarde ailleurs, qui ne me regarde pas. Paradoxalement, je suis assez content car il y a un côté «journal télévisé» dans le regard caméra qui m'agaçait un peu. C'est une démarche ambiguë. D'un côté, j'avais envie qu'ils regardent la caméra, et j'avais peur de me retrouver avec le journal télévisé.

Éric Moreau : - Quant à l'acteur qui parle de sa vie, ce que je vois dans le film, c'est moi. Il aurait pu me casser, il a été hyper-gentil. François s'est intéressé aux gens qu'il a filmés. Même si on se perd de vue, c'est heureux de reconnaître son passé.

François Rosolato : - Le film n'est pas celui d'une génération. C'est un film sur le déterminisme par rapport à un certain milieu. Statistiquement, pas mal de gens de ce milieu arrivent à des postes de responsabilité. Je pensais au film de Philippe Costantini, «CEUX DE SAINT CYR», à qui on a reproché d'être séduit par les gens qu'il filmait. Comme c'est un film pour lequel l'armée avait certainement des moyens de pression, il y a une relation qui n'est pas une relation de commande, mais qui fait que… Une question qui s'est posée : est-ce qu'on peut faire du documentaire avec ses amis ? ou est-ce que, pour dire des choses politiquement correctes, il faut prendre des gens extérieurs ?! ...

Intervenant : - Tu as fait un film intime, sur des amis. Penses-tu que l'idée de déterminisme n'entre pas dans une sphère politique ?

François Rosolato : - Qu'est-ce que c'est, pour toi, un film politique ?

Intervenant : - C'est prendre un ensemble de conditions historiques et matérielles pour voir les gens selon leur milieu, les cas sociaux, etc…

François Rosolato : - Peut-être que c'est ce qui te gêne... Je pense à des livres de Bourdieu... Le travail du sociologue se fonde sur des statistiques, étudie les «x» pour cent d'enfants d'agriculteurs qui accédaient dans les années soixante-dix aux études secondaires. J'ai essayé moi d'exprimer la sensation que j'avais à partir d'individus que j'ai pu croiser dans ma trajectoire depuis l'école. Je pense que d'explorer le mode de vie et le discours de cet entourage éclaire la liberté dont chacun a pu jouir par rapport à l'enseignement -au sens large-  qu'il a reçu. «J'AVAIS DIX AMIS» est conçu pour remettre en question, pour chaque spectateur, les éléments qui, pour lui, ont compté, en regard avec ceux qui détermineront la mentalité de Guerric, le fils d'Amaury. L'apparition du bébé revient périodiquement dans la construction, d'une thématique à l'autre, jusqu'à ce qu'à la fin on en arrive à se demander : Guerric reproduira-t-il la mentalité, l'idéologie de ses parents ? Comment pourra-t-il trouver sa liberté ?

Débat retranscrit par "BANDE À PART".

interview

voir le film