L'AN PROCHAIN LA RÉVOLUTION
par Monika Boekholt
in Parutions.com

 
 

« L'an prochain la révolution » adopte le titre de l'ouvrage de Maurice Rajsfus (1985) par lequel il parodie le mythe du retour à la terre promise et prône la rupture avec les traditions séculaires au profit de l'engagement militant.

Documentaire ? Témoignage ? Comment classer ce DVD bâti sur l'entrecroisement entre l'histoire personnelle de l'écrivain et celle du cinéaste, deux enfants d'Aubervilliers nés à trente ans d'intervalle ? Disons qu'il s'agit du déroulement in situ de la rencontre entre deux hommes libres aux accents libertaires : Maurice Rajsfus, un « historien de cœur » comme l'appelle si joliment Claude Levy , cofondateur de l'Observatoire des Libertés Publiques, et Frédéric Goldbronn, un cinéaste peu dogmatique dont la création, issue de sa formation aux ateliers Varan et à l'EHESS, s'échafaude dans l'intersubjectivité avec ses partenaires. À la différence de ses précédents films (« Georges Courtois, visages d'un réfractaire », « Diego », « La Maternité d'Elne »), le réalisateur choisit ici de figurer sur l'écran.

Le spectateur serait tenté d'associer les premières images à l'œuvre de Brassaï ou, plus militante, celle de Willy Ronis : sur des photos d'archives d'Aubervilliers se superpose l'annonce du film, peinte à la main en grosses lettres capitales. Leur blancheur d'aujourd'hui contraste avec le gris des murs délabrés où subsistent des fragments d'affiches arrachées et des années de graffitis. Tout est d'emblée très condensé : hier et aujourd'hui, révolte et tristesse tandis qu'aux traces abruptes des luttes successives plus ou moins clandestines, s'oppose le beau rythme de Denis Colin à la clarinette basse.

Durant 71 minutes, Maurice Rajsfus et Frédéric Goldbronn échangent et partagent leurs souvenirs. Ainsi, ils parcourent ensemble divers lieux qu'ils ont connus ou habités et aussi d'autres, consacrés à la mémoire collective (Maison de culture yiddish - Bibliothèque Medem à Paris, Cité de la Muette à Drancy). La ville s'est peu modifiée depuis leur enfance. L'immeuble où les parents de Maurice sont arrivés de Pologne en 1926 pour fuir les pogroms, le canal Saint Denis, la cité et l'école où Frédéric a grandi… malgré leur génération d'écart, ils retrouvent beaucoup de repères communs sauf, rappelle Maurice, que « lui était déjà grand quand Frédéric était petit ». Là où l'aîné souffre d'un excès de réminiscences, le « petit » se trouve confronté au blanc de l'absence, des non-dits et des traces effacées. De sa judaïté présumée n'existent que la tombe énigmatique de sa mère, insérée dans le carré juif du cimetière, et les petits cailloux dans lesquels le réalisateur aimerait voir des indices pour retrouver le chemin de la mémoire. Coïncidence, Maurice collectionne des cailloux dans son bureau mais la question du sens ne sera pas soulevée.

Maurice se souvient. Il se souvient de la langue yiddish parlée et chantée à la maison, de la cuisine, du bonheur confiant d'être ensemble, car en France, affirmaient ses parents, rien ne pouvait leur arriver. Il possède des photos d'enfance, des lettres écrites à sa naissance par son père, qu'il fera traduire. Mais il garde aussi en lui « le chagrin et la colère » (ouvrage publié en 2005) et des rêves torturants. Trop vive reste encore la honte à quatorze ans d'arborer l'étoile jaune avec son inscription infamante : « juif ». Chaque détail de la rafle du « Vel d'Hiv » survenue quelques semaines plus tard ré émerge, trop précis, trop douloureux aujourd'hui encore, dans l'âme et dans le corps. Les impressions sensorielles sont intactes pour dire l'arrestation violente par le policier qui était leur propre voisin de pallier, le départ dans la chaleur orageuse, le poids de vêtements superposés… À l'évocation des derniers instants de la séparation qui devait s'avérer définitive, le regard se fixe, la voix s'altère. Discrète, pudique, la caméra que dirige François Rosolato glisse alors du visage vers la main et l'écharpe rouge portée presque tout au long du film. Dans l'effacement visuel de son objet peuvent alors s'insérer les mots qui n'ont pas pu se dire. Cette séquence est l'une des plus touchantes.

Mais, sans son étoile, comment reconnaît-on un juif demande une petite fille d'une classe de CM2 devant laquelle — autre séquence magnifique — le militant Maurice Rajsfus est venu exposer « la barbarie » des années 40. Ses parents qui avaient rompu avec les traditions religieuses avaient juste le tort de porter un « nom juif ». Devant son jeune public grave et captivé, l'adulte explique comment un individu, en raison d'un nom à consonance étrangère ou de sa couleur de peau ou encore d'une quelconque différence, peut à tout moment être décrété indésirable par simple décision administrative. Un autre enfant interroge M. Rajsfus sur sa possible rancune. En effet, la trahison meurtrière de la police de Vichy, émanant de surcroît de son propre voisin, est pour lui ineffaçable : il n'y aurait pas eu de rafle sans la police pour l'exécuter. On comprend dès lors sa lutte rageuse, quasi obsédante, contre toutes formes d'exactions et de répression chez les représentants de l'ordre. Devenu auteur de plusieurs dizaines d'ouvrages et de centaines de débats, il a fait de sa plume et de son verbe ses armes principales, des « armes de l'esprit » pourrait-on dire, par référence au documentaire de Pierre Sauvage (1989) réalisé en hommage aux habitants du Chambon qui eux, massivement, se sont unis pour dire NON à des ordres indignes.

Le générique final se déroule sur fonds des « cailloux de la mémoire », tandis que s'élève, haute et forte, la voix de Léo Ferré : « Monsieur tout blanc », contre le silence coupable de Pie XII et de toutes les complicités non avouées.

En clair, il s'agit d'un document très dense à découvrir, à commenter et faire connaître. Soulignons l'usage nuancé de la musique, notamment celle de Sonia Wieder Atherton, qui accompagne l'image sans jamais l'empiéter. Il faut enfin saluer la compétence de toute l'équipe technique déjà remarquée dans les précédents titres de Frédéric Goldbronn, sans laquelle cette réalisation n'atteindrait pas toute son ampleur.

Monika Boekholt
 
   
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