PORTRAIT À QUATRE MAINS
Voix du personnage

Anne Galland me prit de court lorsqu'elle me proposa de faire « Portrait à quatre mains ». Flatté, j'étais prêt à discuter au sujet des ordinateurs, de la mise en page, de mes dessins, mais j'appréhendais l'idée de voir mon jardin secret semé de perches et de mandarines. Le projet avait l'air d'être aussi vital pour elle qu'il risquait de le devenir pour moi. J'ai dit oui.

Anne réunit une petite équipe de gens intéressés et intéressants. Au Duplex-Bar d'Art, l'accueil de Joël Leroux, le patron, mais aussi de Alex, Henning et Rui, les barmen, fut favorable au début du tournage et, trois ans plus tard, à celui du générique de fin. Ce fut un bonheur de retrouver l'amitié chaleureuse de Ghislaine Garin-Ferraz dans son bureau, ainsi que celles de Isabel Alves Costa, de Cristina Carvalhal et de Cucha Carvalheiro, avec leurs talents de comédiennes. José Mário Branco nous fit cadeau de ses droits d'auteur sur la chanson "1900". Enfin, avec Jean-Louis, arrivé à la fin du tournage,la complicité alla au-delà du prévisible.

 

Tout comme, sur un tableau, un trait du visage peut s'atténuer d'un coup de pinceau, on admettra ici qu'un coup de couteau dissimule un trait de caractère dans le raccord.

Ainsi, des estimes semblables que j'exprimais pour mes proches parents et mes amis, ne resta que ce qui donne à croire, par exemple, que mes amis sont la seule famille que j'estime. Or, si on ne choisit pas ses parents, la réalité est que les miens sont pour moi comme des amis. Mais ce portrait se veut-il réaliste ? Le jeu proposé par Anne consistait à préparer chaque plan, parfois à le répéter, en nous parlant de ce qu'elle désirait voir, du sujet qu'elle souhaitait traiter, et de la façon dont la caméra et l'équipe de son allait bouger. Nous étions priés d'exprimer nos vérités propres sur un mode différé et donc, à la fois, d'être et de jouer à être nous-mêmes. La dichotomie s'est révélée avec d'autant plus d'acuité que les séquences firent appel à un vécu plus intime.

Même si c'est à la nuit tombée que Jean-Louis et moi aimions faire un tour au Pont des Arts, le crépuscule nous sembla être poétiquement sage pour reconstituer la promenade, vu le prix exorbitant des tournages nocturnes. Ça ne nous troubla pas non plus de devoir y monter du côté par où nous n'y entrions que rarement. Mais jamais nous n'aurions fait exprès de courir au milieu des voitures pour y accéder. Et, si autant de temps n'avait été dépensé à répéter le plan où on nous aurait vu courir ainsi, peut-être ne me serais-je pas demandé ce que je faisais dans cette histoire où tout se passait à l'envers.

 

Il peut en découler des questions comme celle de savoir si, tout au long de ce genre de film et jusqu'au montage final, voire après, l'on continue d'exister seulement selon son devenir ou bien si l'on doit endosser aussi le personnage imaginé par notre scénariste. Où se trouve la limite ? Jusqu'où peut-on la dépasser sans restreindre la liberté de création du portraitiste, ni dissoudre dans sa fiction l'existence du portraituré ? Qui d'autre, sinon Anne, est le poète farceur de son film, à la fin ?

Ayant inlassablement travaillé la séquence du pont, elle a abouti à un résultat qui ne reproduit pas la réalité de nos vécus, le sien y compris, mais qui en dit peut-être davantage. Du moins en ce qui me concerne, je me suis reconnu de mieux en mieux dans sa fantaisie au fur et à mesure qu'elle en rajouta à la bande son, la détachant de l'image juste assez pour que celle-ci devienne une sorte d'estampe, un souvenir de notre jeu d'acteurs en train de jouer nos souvenirs.

Mário Jorge

 

voix de la réalisatrice
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